La musique et la couleur sont inextricablement liées, deux sens souvent unis de diverses manières. Pour certains, cependant, ces sens peuvent donner lieu à une expérience singulière et personnelle, connue sous le nom de synesthésie, dérivé de « syn » et « aesthesis » signifiant « ensemble » et « sens ». Cette affection découle de la stimulation d’un des différents sens et entraîne une stimulation automatique et involontaire d’un second sens (couleur à partir d’un son, goût à partir de mots, couleur à partir de chiffres…).
Avec plus de 80 différents types connus de synesthésie touchant plus de 4% de la population – les gauchers notamment – il est difficile de décrire toutes les variétés possibles. Cependant, de nombreux synesthètes sont nés avec la variance connue sous le nom de chromesthésie. Il en résulte que des sons, des hauteurs et des timbres spécifiques génèrent des couleurs et des textures correspondantes dans le champ de vision (ou, comme certains le décrivent, dans « l’œil de l’esprit »).
Des études récentes ont montré que les personnes atteintes de chromesthésie sont attirées par les activités artistiques, et bien que cela soit difficile à prouver, de nombreux artistes de renom sont des syaesthètes confirmés, ou susceptibles de l’être ou de l’avoir été : Baudelaire, Rimbaud, Matisse, Nabokov, Van Gogh, Stevie Wonder, Billy Joel, Duke Ellington, Eddie Van Halen, Pharell Williams et Kanye West. Plusieurs compositeurs et musiciens classiques ont également confirmé ou évoqué des symptômes de synesthésie, révélant dans certains cas sans le savoir leur état à travers leurs écrits – comme Alexander Scriabin, Franz Liszt, Jean Sibelius, György Ligeti, Nikolai Rimsky-Korsakov, Itzakh Perlman, Olivier Messiaen et Leonard Bernstein pour n’en citer que quelques-uns.
La reconnaissance de l’existence de la synesthésie remonte à la fin du XVIIe siècle, même si ce n’est qu’au XIXe siècle que les scientifiques ont véritablement commencé à examiner une condition jusqu’alors non prouvée et largement discréditée. Un tel intérêt scientifique est né d’une fascination plus large pour les expériences multisensorielles, combinant les sens dans la recherche de créations artistiques plus puissantes et plus engageantes sur le plan émotionnel (comme dans le cas du Gesamtkunstwerk de Wagner au 19e siècle : une » œuvre d’art totale » englobante et multidisciplinaire).
La façon dont la condition se manifeste est entièrement personnelle, et bien qu’une personne atteinte de chromesthésie verra toujours les mêmes couleurs en fonction de sons spécifiques, ces couleurs diffèrent d’une personne à l’autre, rendant toute étude comparative et toute compréhension globale extrêmement difficile. Alors que Ligeti voyait les accords majeurs comme une nuance de rouge et de rose, et les accords mineurs comme une nuance de vert et de brun, Rimsky-Korsakov voyait les accords majeurs tels que le do majeur comme blanc, et le si majeur comme un bleu métallique foncé. Quant à Duke Ellington, les accords sur la note ré évoquaient une toile de jute bleu foncé et, sur la note sol, il avait un aperçu d’un satin bleu clair.
Musique et couleur, une amitié séculaire
La musique elle-même est liée depuis toujours à la couleur de manière intangible : par exemple, Sir Isaac Newton a émis l’hypothèse que les sons et les couleurs partageaient des fréquences correspondantes. Les couleurs sont souvent utilisées pour décrire certaines œuvres musicales et même certains genres, comme la Rhapsody in Blue de Gershwin (et le genre blues en général) ; la musique est même souvent décrite comme étant « brillante », « claire » ou « sombre ». Même dans la théorie musicale, la terminologie est souvent dérivée du domaine de la couleur, comme la gamme chromatique, du grec khrōma qui signifie couleur…
Une majorité d’auditeurs associera, en général, les hauteurs plus élevées à des couleurs plus vives et plus claires, et les sons plus graves à des tons sombres et plus sombres. À un niveau aussi élémentaire, cela peut être le signe d’une association commune, présente dans la majorité des esprits adultes, entre le son et la couleur. Les timbres instrumentaux sont également communément et inconsciemment associés à des teintes de couleur, comme les cuivres aux couleurs riches et « chaudes » et les bois aux couleurs « pastorales » plus naturelles.
Peindre avec le son ou composer avec la couleur ?
Leonard Bernstein a un jour affirmé qu' »un compositeur de symphonies a devant lui toutes les notes de l’arc-en-ciel ». Mais savoir qu’un compositeur est (ou était) synesthète invite-t-il à de nouvelles interprétations et analyses de sa musique ? S’il est peut-être exagéré de dire que ces musiciens « composent avec la couleur », la synesthésie d’un compositeur fait incontestablement partie de son idiolect, de son langage unique. L’examen de la compréhension et de l' »usage » qu’un compositeur fait de sa synesthésie nous permet d’approfondir la compréhension de certaines œuvres et le style de leur composition.
Le compositeur-pianiste hongrois Franz Liszt a sans doute fait sourciller lorsque, lors d’une répétition en 1842, il a demandé à l’orchestre de Weimar de jouer « un peu plus bleu, s’il vous plaît » et « moins rose ». Richard Wagner, autre synesthète présumé, aurait un jour quitté brusquement une répétition de « Tristan und Isolde », affirmant que les couleurs étaient tout simplement « fausses ».
Alors que certains compositeurs gardaient leur synesthésie à distance de leur musique, pour d’autres, cette condition est devenue essentielle à leur identité artistique. Olivier Messiaen voyait des couleurs en écoutant le chant des oiseaux, un élément qui fascinait le compositeur français ; il est intéressant de noter que les couleurs évoquées par sa condition à l’écoute des oiseaux correspondaient souvent aux couleurs du plumage. Comme l’a si bien dit le compositeur lui-même dans une conversation avec Claude Samuel, « j’essaie en effet de traduire les couleurs en musique ». Il a même utilisé des couleurs comme indications dans sa musique, dans l’espoir de transmettre ses propres sensations internes.
Autre artiste considéré comme ayant une forte sensibilité synesthésique, Alexandre Scriabine était particulièrement préoccupé par la création d’associations de couleurs significatives. Il a même développé un orgue à couleurs qu’il a appelé Tastiera per Luce (« clavier de lumières »), conçu uniquement pour accompagner visuellement une œuvre et émettre des lumières et des teintes spécifiques qui caractérisent la narration. Son œuvre Prométhée : Le poème du feu, avec le clavier Luce, est un exemple emblématique de l’utilisation de l’instrument : Scriabine estimait que » la couleur souligne la tonalité ; elle rend la tonalité plus évidente « .
Et l’art ?
L’exploration des liens entre les sons et les couleurs n’est pas le domaine exclusif des compositeurs et des musiciens. Les peintres ont été également fascinés par de telles sensations, et nul autre que le Russe Wassily Kandinsky. Le peintre et violoncelliste aurait été synesthète et aurait découvert son état lors d’une représentation de Lohengrin de Wagner à Moscou. Synesthète ou non, il a sans aucun doute fait preuve d’une fascination incessante pour le point de rencontre entre ces deux expériences sensorielles, essayant de capturer des éléments musicaux dans ses peintures, nommant ses œuvres « Compositions », « Improvisations » et « Impressions ». Parmi de nombreux exemples, son œuvre Impression III (1911) illustre parfaitement cette fascination, peinte après que l’artiste ait assisté à un concert d’Arnold Schoenberg à Munich.
Plus récemment, certains peintres atteints de synesthésie se sont mis à peindre des rendus visuels de leurs propres expériences chromesthésiques de diverses musiques jazz, rock et pop du XXe siècle. La peintre Melissa McCracken a peint une variété de chansons, de Stevie Wonder et David Bowie à Radiohead, Etta James et J. S. Bach (voir ci-dessous). Un autre rappel que les combinaisons des spectres de couleurs et de musique sont illimitées.