Quel que soit le fondement historique des mythes de la guerre de Troie, l’un des grands défis est de découvrir comment ces mythes ont changé entre environ 1200 avant notre ère (lorsque Troie est très probablement tombée) et l’apparition des premiers récits cohérents plusieurs centaines d’années plus tard. Cet article se penche sur l’évolution de l’un des événements les plus horribles faisant désormais partie de ces mythes, le meurtre de l’enfant royal troyen Astyanax.
L’histoire actuelle
Hector, prince héritier de Troie, a été tué au combat avec Achille bien avant la chute de Troie. Son père le roi Priam, sa femme Andromaque et son jeune fils, nommé Scamandrius mais connu de tous sous le nom d’Astyanax, ont tous survécu jusqu’à ce que la ville soit mise à sac suite à l’entrée des Grecs à l’intérieur du Cheval de Troie.
Un guerrier grec, Néoptolème ou Pyrrhus, le fils d’Achille, est responsable de la mort de Priam et d’Astyanax lors du saccage. Le roi s’était réfugié avec son fils Polites auprès de l’autel de Zeus. Néoptolème tue d’abord Politès, ce dont Priam le réprimande en lançant une lance sur son bouclier. Néoptolème traîna ensuite Priam jusqu’à l’autel, où il le tua de son épée.
La mort d’Astyanax peut avoir été plus délibérée, comme une politique visant à éliminer toute succession royale potentielle après la mort de Priam et d’Hector, ou comme un sacrifice pour accorder à la flotte grecque des vents favorables pour son retour. Néoptolème saisit le nourrisson Astyanax des bras de sa mère, et le jeta du haut des murs de Troie, ou peut-être de l’une de ses hautes tours.
Suivant cela, Andromaque fut prise comme concubine par Néoptolème, et faillit être assassinée par sa femme Hermione, la fille de Ménélas et d’Hélène (avant qu’elle ne s’enfuie à Troie avec Pâris, et « lance mille navires »).
Sources verbales
Bien que beaucoup aient l’impression que le meurtre d’Astyanax est décrit par Homère dans son Iliade, comme beaucoup de mythes troyens, l’histoire apparaît en fait sous des formes contradictoires dans d’autres sources.
L’une des plus anciennes se trouve dans les fragments qui constituent la Petite Iliade, qui daterait d’environ 660 avant notre ère :
Alors le brillant fils du hardi Achille conduisit la femme d’Hector vers les navires creux ; mais son fils, il l’arracha du sein de sa nourrice aux riches cheveux, le saisit par le pied et le jeta du haut d’une tour. Ainsi, quand il fut tombé, une mort sanglante et un dur destin s’emparèrent d’Astyanax.
Une autre version est attribuée à Arctinus de Miletus vers 776 avant notre ère, et un fragment dans Iliou Persis, Le sac d’Ilium :
Néoptolème tue Priam qui s’était réfugié sur l’autel de Zeus Herceius ; Les Grecs, après avoir brûlé la ville, sacrifient Polyxène sur la tombe d’Achille : Ulysse assassine Astyanax ; Néoptolème prend Andromaque comme prix, et le reste du butin est partagé.
Il y a ensuite un long intervalle avant cette brève mention dans la pièce d’Euripide Les Troyennes de 415 avant notre ère:
Malheureuses épouses de Troie, voici,
Elles portent le mort Astyanax,
Notre prince, que les Grecs amers à cette heure
Ont précipité à mort de la tour d’Ilion.
Mais des récits plus complets ne sont pas apparus pendant plus d’un millénaire après la chute supposée de Troie. Par exemple, voici la version d’Ovide dans le livre 13 des Métamorphoses, vers l’an 8 de notre ère :
Troie et Priam sont tombés,
et la malheureuse épouse de Priam a perdu tout ce qu’elle avait,
jusqu’à ce qu’elle perde enfin sa forme humaine.
Ses aboiements sauvages ont effrayé les pays étrangers,
où le long Hellespont est rétréci.
La grande Troie brûlait : tandis que le feu faisait encore rage,
L’autel de Jove buvait le maigre sang du vieux Priam.
La prêtresse d’Apollon alors, hélas !
A été traînée par ses longs cheveux, tandis que vers le ciel
elle levait en vain des mains suppliantes.
Les matrones troyennes, s’accrochant tant qu’elles le pouvaient
aux temples en feu et aux dieux ancestraux,
les Grecs victorieux les entraînent comme un butin bienvenu.
Astyanax est précipité de la tour même
d’où il avait souvent regardé et vu
son père, par sa mère désigné,
quand Hector combattait pour l’honneur et le bien de son pays.
Les peintures
Le témoignage de la guerre de Troie dans les arts visuels présente également une longue lacune de plus d’un demi-millénaire après la chute possible de la ville.
Un spectaculaire relief trouvé à Mykonos, datant d’environ 675-650 avant notre ère, est l’un des plus anciens documents, et comprend une scène du cheval de bois et des soldats grecs à l’intérieur. Cette scène saisissante d’un enfant tué par l’épée d’un des Grecs, et tenu par sa mère troyenne, pourrait être une représentation générique, mais pourrait également faire référence à un meurtre spécifique, comme celui d’Astyanax. Notamment, elle ne montre pas l’enfant lâché du haut des murs.
Bien qu’il ne soit pas facile de distinguer les détails sur ce tripode-pyxis à figure noire béotien de Tanagra, il semble montrer un guerrier grec balançant le corps d’un enfant de son bras droit, l’utilisant comme une arme pour battre un Troyen, qui est allongé sur un autel. Elle date d’environ 560-550 avant notre ère.
Si le guerrier grec est Néoptolème, l’enfant Astyanax, et le roi troyen Priam, cela indiquerait une nouvelle histoire qui n’a pas été transmise dans les récits verbaux, dans laquelle les deux Troyens ont été assassinés ensemble de cette manière horrible.
C’est la même histoire, et une image visuellement très similaire, montrée beaucoup plus clairement dans cette amphore attique à figures noires légèrement plus tardive de Vulci, d’environ 520-510 avant notre ère.
Uniquement un peu plus tard, vers 510 avant notre ère, cette amphore attique à figures noires a supprimé Astyanax, mais a laissé Néoptolème assassiner Priam, qui est représenté à côté de l’épouse de Priam, Hécube, qui a survécu et a été emmenée en captivité.
Bien que je n’aie pas de date ou de source pour cette reproduction d’une peinture de vase, elle montre une version intermédiaire de l’histoire, dans laquelle Néoptolème est sur le point de faire tomber Astyanax par-dessus les murs, devant le roi Priam.
Les archives classiques montrent donc que, dans les arts visuels, le récit le plus ancien suggère qu’Astyanax est peut-être mort par l’épée, mais cent ans plus tard, l’enfant a été utilisé pour matraquer son grand-père à mort, et plus tard encore, les meurtres sont devenus distincts, Astyanax étant lâché du haut des murs, et Priam étant tué sur l’autel.
Les mythes de Troie sont devenus des sujets populaires des peintres à partir de la Renaissance, bien que les morts d’Astyanax et de Priam ne semblent pas avoir été beaucoup, voire pas du tout, représentées avant le XIXe siècle.
Ce tableau de Gillis van Valckenborch du Sac de Troie datant d’environ 1600 est typique des nombreuses œuvres très atmosphériques montrant cet événement à grande échelle.
Cette gravure n’est malheureusement pas datée, mais montre l’histoire développée d’un guerrier grec, ici prétendument Ulysse plutôt que Néoptolème comme le guerrier. Je pense qu’elle a probablement été gravée à la fin du dix-huitième ou au début du dix-neuvième siècle.
La fin du dix-neuvième siècle a ensuite vu un groupe de peintures majeures représentant des histoires détaillées de la chute de Troie.
Edouard-Théophile Blanchard a remporté le prix de Rome en 1868 avec son tableau de La Mort d’Astyanax, et sa représentation non conventionnelle de Néoptolème comme un Nord-Africain. Selon le mythe, le père de Néoptolème, Achille, était le roi de Thessalie, en Grèce centrale.
Andromaque supplie à genoux le guerrier d’épargner son fils, sa main gauche tentant vainement de l’empêcher d’être élancé du mur. Deux hommes se recroquevillent de peur à l’arrière-plan. Deux des célèbres tours de Troie sont représentées, mais il n’y a pas de fumée ou d’autres preuves d’un sac en cours, ni aucun signe du roi Priam.
Georges Rochegrosse a connu un grand succès au Salon de 1883 avec Andromaque, un tableau énorme et macabre de près de neuf mètres de haut.
Andromaque est au centre, retenue par quatre Grecs avant son adbuction par Néoptolème. Son bras gauche pointe plus haut sur les marches, vers un guerrier grec en armure noire tenant l’enfant Astyanax, alors qu’il l’emmène au sommet (où un autre Grec est représenté en silhouette) pour l’assassiner. La mort et la désolation règnent au pied des marches : un petit tas de têtes coupées, un fouillis de vivants et de morts, et les débris du sac de Troie.
Jules Joseph Lefebvre remporte le prix de Rome en 1861 avec sa Mort de Priam ; Georges Rochegrosse sera plus tard l’un de ses élèves. Néoptolème, un homme tout à fait conventionnel et très spartiate, est sur le point d’abattre son épée sur la figure prostrée du roi Priam, qui est allongé sur le sol près de l’autel de Zeus. Priam lève les yeux vers son assassin, sachant qu’il ne lui reste que quelques secondes à vivre.
Derrière Néoptolème se trouve un autre corps, vraisemblablement celui de Politès, le fils de Priam. A droite, dans l’obscurité derrière, la reine Hécube tente de réconforter les autres Troyens. À gauche, un jeune Troyen essaie de se faufiler, de retourner dans la ville en feu, la fumée se tordant dans le ciel sombre.
Je ne peux pas trouver de peintures ultérieures montrant ces terribles histoires, mais il y a une peinture très émouvante qui les clôt.
L’Andromaque captive de Frederic, Lord Leighton (c 1886) montre la veuve d’Hector, et la mère d’Astyanax, enveloppée de noir, faisant la queue pour de l’eau parmi d’autres prisonniers troyens. Elle semble perdue dans ses pensées.
Le développement de l’histoire d’Astyanax
Les preuves ci-dessus suggèrent que, avant 500 avant notre ère, il n’y avait pas de récit unique ou cohérent de la mort d’Astyanax. Ceux qui produisaient des récits verbaux et les artistes visuels donnaient une gamme d’histoires différentes, et attribuaient le meurtre soit à Néoptolème soit à Ulysse.
Au cours des siècles suivants, l’histoire s’est fixée à celle racontée par Ovide dans ses Métamorphoses, et s’est propagée depuis. Bien que les peintres narratifs de la fin du XVIIIe siècle aient pu changer une histoire – celle de Salomé – ils sont restés fidèles au récit classique tardif de la mort d’Astyanax.
Cependant, les preuves ci-dessus sont cohérentes avec le fait que l’histoire d’Astyanax a été fabriquée après environ 700 avant notre ère. Elle pourrait bien être complètement mythique.